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Redécouvrir Jawlensky, un artiste inclassable à la croisée du fauvisme et de l’expressionnisme

Redécouvrir Jawlensky, un artiste inclassable à la croisée du fauvisme et de l’expressionnisme
Alexej von Jawlensky, Autoportrait avec haut-de-forme (détail), 1904, huile sur toile, 56,4 × 46,6 cm, collection particulière ©Alexej von Jawlensky-Archiv S.A.,Muralto/Switzerland

Alexej von Jawlensky est un peintre rare, peu montré mais essentiel, à la croisée du fauvisme et de l'expressionnisme. L'artiste russe est à l’honneur cet hiver dans les espaces rénovés de la Piscine de Roubaix, qui fête ses vingt ans d’existence en tant que musée.

Un peintre rare, par sa présence si peu fréquente sur la scène artistique française : la dernière exposition importante remonte à l’an 2000. Et rare par les qualités fines d’un art cultivé et épanoui à l’écart des courants dominants. Ou plutôt, on va le voir, dans des entre-deux peu propices aux classifications. Né en Russie au sein d’une famille aristocratique qui le destinait à une carrière militaire, Alexej von Jawlensky (1864-1941) fait le choix de la peinture, devient l’élève d’Ilya Répine à Saint-Pétersbourg, puis en 1896 vient parfaire sa formation à Munich. Il est accompagné d’une femme, Marianne Werefkin, artiste remarquable, qui restera à ses côtés jusqu’à leur séparation en 1922.  À Munich, mais aussi à Paris qu’ils visitent à plusieurs reprises, nos deux Russes découvrent les plus récentes évolutions artistiques. Ils se retrouvent rapidement au cœur des cercles de l’avant-garde artistique munichoise, dans lesquels un autre Russe, arrivé lui aussi en 1896, va jouer un rôle prépondérant : Wassily Kandinsky. Fort de l’originalité de ses idées et de son talent, et faisant valoir ses dons de théoricien et de communicant, ce dernier s’impose peu à peu comme dirigeant au sein du groupe bientôt constitué en association, la Neue Künstlervereinigung München (Nouvelle Association des artistes munichois, 1909).

Entre figuration et abstraction

Jawlensky, quant à lui, n’a pas le goût de diriger, théoriser, enseigner. Et une divergence majeure va les séparer : Kandinsky, depuis qu’il l’a « découverte » en 1910, ne jure que par l’abstraction, alors que Jawlensky se refuse à abolir totalement les références au monde visible. Le premier quitte l’association pour fonder un autre groupe, le légendaire Blaue Reiter (le Cavalier Bleu) dont Jawlensky, qui fut pourtant lui aussi au cœur de cette aventure esthétique, ne fait pas partie. Par la suite, et surtout après son départ en Suisse, lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, il poursuivra un cheminement solitaire, avançant comme un funambule sur un fil tendu entre figuration et abstraction. Cette position « intermédiaire » lui coûtera cher auprès d’une postérité moderniste aveuglée par la radicalité de l’abstraction, et qui le reléguera dans l’ombre géante de Kandinsky.

Alexej von Jawlensky, Portrait de Marianne Werefkin, 1905, huile sur carton, 71 x 45 cm, Ascona, Museo Comunale d'Arte Moderna

Alexej von Jawlensky, Portrait de Marianne Werefkin, 1905, huile sur carton, 71 x 45 cm, Ascona, Museo Comunale d’Arte Moderna

Mais arrêtons-nous sur sa période munichoise. Où l’on constate une évolution très sûre, d’un naturalisme sensible vers des expérimentations marquées par la peinture moderne française, Gauguin et le cloisonnisme, Cézanne, Van Gogh, le néo-impressionnisme. Puis vers un type de synthèse entre le fauvisme français et l’expressionnisme germanique, celui de ses confrères de Munich, Kandinsky, Franz Marc, August Macke, comme celui de Nolde et du groupe Die Brücke. Il connaît bien le travail des Fauves, puisqu’il a participé au fameux Salon d’Automne de 1905, celui de la « cage aux Fauves », qu’il a rencontré Matisse et même travaillé un temps dans son atelier. À l’instar de ces peintres français, il privilégie la recherche formelle et plastique, le travail sur la couleur, plutôt que l’expression des affects. Mais si, chez ceux-là, les sujets –  paysages, natures mortes, portraits – ne sont que prétextes à leurs prospections formelles, chez lui, et principalement lorsqu’il peint des têtes, la puissance chromatique, la simplification et l’exagération « primitiviste » des formes revêtent des résonnances symboliques qui tirent la figure vers l’archétype universel. Certaines de ces têtes d’avant-guerre, comme La Bosse, Yeux sombres ou Princesse Turandot, atteignent ce qu’on voudrait appeler une « puissance iconique » d’une intensité inédite. Jawlensky voulait, je le cite, « traduire la nature par la couleur, en accord avec le feu qui brûle dans [son] âme […] [Ses] toiles irradiaient la couleur. »

Alexej von Jawlensky, Variation : Le Chemin. Mère de toutes les variations, 1914, huile sur papier collé sur carton, collection particulière. ©Alexej von Jawlensky-archiv S.A., Muralto.

Alexej von Jawlensky, Variation : Le Chemin. Mère de toutes les variations, 1914, huile sur papier collé sur carton, collection particulière. ©Alexej von Jawlensky-archiv S.A., Muralto.

Des Variations à l’infini

Dès la déclaration de guerre, Jawlinsky, citoyen russe, part précipitamment  en Suisse, à Saint-Prex, village au bord du lac Léman, en laissant tout derrière lui. Il se retrouve mélancoliquement face à la fenêtre de son logement et fait de cette vue – un chemin, une barrière, quelques arbres – le motif de ses nouveaux tableaux. Sa situation a quelque chose d’érémitique. En exil loin des grands centres urbains, isolé, il réduit son expression artistique à ce motif unique, qu’il décante en formes quasi abstraites, au travers d’une longue série (quelque quatre cents pièces de format identique) qu’il intitule Variations, terme musical qui dit bien la dimension non imitative de l’ensemble. Ces Variations, par l’extrême légèreté d’exécution, le jeu sans cesse renouvelé des consonances et dissonances chromatiques à l’intérieur d’un cadre formel clair et réduit, s’impriment dans l’esprit du spectateur avec la fraîcheur, la résonance, l’impact émotionnel d’accords égrenés au fil du temps et des humeurs. Son travail sera désormais exclusivement sériel et se concentrera sur un autre motif, le thème fondamental de tout son œuvre : le visage. Jawlensky est croyant, de foi orthodoxe, et depuis toujours l’icône est au cœur de sa vie spirituelle. Convaincu que toute grande peinture revêt une dimension religieuse, il va, dès lors, se consacrer à la seule représentation de la face humaine, ou de la Sainte Face, selon les préceptes immuables de la peinture d’icônes : frontalité absolue, hiératisme, cadrage serré sur le visage ou le buste, dépersonnalisation de la figure traitée en archétype universel…

Alexej von Jawlensky, Tête abstraite: Karma, 1933, huile sur carton collé sur bois, 42,6 × 33 cm, collection particulière ©Alexej von Jawlensky-Archiv S.A., Muralto

Alexej von Jawlensky, Tête abstraite: Karma, 1933, huile sur carton collé sur bois, 42,6 × 33 cm, collection particulière ©Alexej von Jawlensky-Archiv S.A., Muralto

Jawlensky revient à la peinture d’icônes (lire encadré), genre conservateur par excellence, mais il soumet le visage aux traitements formels relevant de l’abstraction. Or, l’abstraction est la forme moderne et définitive de l’iconoclasme. Tel est le paradoxe génialement porté, forgé par l’artiste, à travers une suite de séries toujours plus dépouillées, plus abstraites et plus personnelles. Aux Têtes mystiques et aux Faces du Sauveur, avec leurs résonances de sagesse orientale, succèdent les fascinantes Têtes géométriques, où le sentiment du divin jaillit en toute clarté, et enfin l’immense série des Méditations. Cette dernière est bouleversante. L’artiste, que les douleurs de l’arthrite privent de la mobilité de ses doigts, peint avec des pinceaux attachés aux mains. Et dans ces conditions, il trouve le moyen de clore son œuvre, en son versant le plus intériorisé, sombre, sublime. Dans une matière triturée aux couleurs de crépuscule, qui parfois anticipe les Noirs de Soulages, les deux signes essentiels, le visage et la croix, fusionnent en une même structure mouvante, jetée à fleur de toile et en même temps profonde, comme une respiration ou les battements d’un cœur.

Retour à l’icône

En revenir au modèle de l’icône engage la peinture sur la voie d’une quête religieuse. Rappelons que la représentation des personnes sacrées fit l’objet, aux VIIIe et IXe siècles dans la sphère byzantine, d’une violente  « querelle des images ». Avait-on le droit de représenter le divin, au risque que les fidèles se mettent à adorer l’image matérielle (idolâtrie) au lieu de la personne représentée ? Les iconophiles gagnèrent la partie, arguant que l’honneur rendu à l’image remonte à son prototype, et que du reste, le Christ, en s’incarnant, était lui-même devenu une image vivante de Dieu. La représentation du visage est donc au cœur de la tradition spirituelle et esthétique occidentale. L’abstraction iconoclaste en fait table rase. En revisitant ce vieux thème avec le langage plastique de l’abstraction, Jawlensky l’actualise et l’inscrit au « programme » de la modernité.

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